Mihajlo Pantic, écrivain, essayiste, critique littéraire (traduit par Gorana Cvarkovic)
Au-dedans et au-delà
(Dessins de Vladimir Lalic à la galerie Chaos, Belgrade, Janvier 2014)
Ce qu’est la phrase pour un écrivain, ou le vers pour un poète, c’est le trait pour un artiste dessinateur. Lorsque l’on n’a pas de phrase bien à soi, on n’a pas de récit, lorsqu’on est sans vers, on est sans poésie ; au même titre un trait reconnaissable est le début et l’aboutissement de chaque dessin qui, lui, reste inimitable. La fonction du trait dans les dessins de Vladimir Lalic est comparable à celle d’un vaisseau sanguin fin dans le corps humain. Tel des lits capillaires complexes du réseau sanguin, le réseau dense des traits de l’artiste suggère un spectacle tantôt terrifiant tantôt grotesque ou, à vrai dire, le drame intérieur de l’homme de nos jours.
Il n’est, en effet, point difficile de remarquer que se déroulent, dans les dessins de Lalic, des leçons d’anatomie bien particulières ; je dis « bien particulières », parce que la main preste qui est derrière le trait ne souhaite pas y montrer, comme le faisaient les grands maîtres du passé, la perfection et la beauté du fonctionnement du corps humain. Bien au contraire, en indiquant la décomposition totale et la frénésie constatée des organes vitaux, elle veut plutôt dévoiler indirectement ou – il conviendrait mieux de dire – diagnostiquer l’état, pas très brillant, de l’Homo erectus d’aujourd’hui.
Cette décortication et ce démembrement du corps humain que fait l’auteur sans l’intention de rétablir, par la suite, un état harmonieux – car s’il y avait de l’harmonie, il n’y aurait pas de vérité – font de ses dessins, avec des traces sporadiques de premières recherches, un art plastique bien plus, et surtout, analytique, et seulement en partie narratif. Or, dans un récit, dans un poème ou dans un acte visuel qui prétendent être bien faits et porteurs du sens, ou relever, tout court, de l’art, la quintessence n’est jamais à la surface, mais bien « au-dedans et au-delà ». C’est pourquoi le constat que Vladimir Lalic nous offre sa propre version des leçons d’anatomie aux ombres post-apocalyptiques, aux issues clairement allégoriques, n’est qu’un début pour comprendre la façon dont on voit ses dessins. En effet, non seulement que ces derniers veulent provoquer un incident dans notre champ de vision et éveiller la sensation que, une fois devant eux, nous nous trouvons sans cesse devant un miroir et un scanner et qu’ainsi, en les regardant, nous sommes probablement, ou plutôt sans aucun doute, en train de nous regarder nous-mêmes et de faire face à la vérité nous disant où nous en sommes en tant qu’êtres humains et dans quel environnement ; les dessins de Lalic ont aussi bel et bien une raison d’être plus cachée et d’autant plus complexe, plus énigmatique : de par le trait qui provient directement de l’inconscient ou d’une réalité pire que les rêves les plus cauchemardesques, ces dessins matérialisent des contenus archétypaux non-verbaux, donc purement picturaux, issus de l’inconscient collectif ou individuel.
Il me semble bien que c’est ceci dont il est avant tout question dans les dessins anatomiques psycho-analytiques de Vladimir Lalic, mais on a beau se poser des questions et en parler car la vraie question est de savoir si les paroles peuvent y faire quoi que ce soit, étant donné que c’est le trait qui a son mot à dire, le trait qui, spontanément, arrache de l’indicible la part qui est la sienne, ce dont il a le don, vu l’envergure du talent que possède la main qui fit naître ce trait. Le potentiel symbolique des œuvres de Lalic quelquefois surchargées est grand. Des signes s’y heurtent sans vouloir pour autant retrouver l’équilibre initial, s’ils l’ont jamais connu. Bien au contraire, ils accentuent la cacophonie ou, pour ainsi dire, le chaos provoqué par la collision d’artéfacts techniques, d’ insectarium agrandi ou bestiaire réduit, et de parties du corps humain disjointes.
L’homme a, en effet, créé des appareils les plus performants : dans peu de temps, dans très peu de temps, qui sait, on aura acquis la capacité à se téléporter à l’aide des smartphones, mais notre appareil biologique et mental, notre corps, ainsi que la pensée qui y voit le jour et qui demeure avec une date de péremption, eux ne sont pas en pleine forme, bien au contraire.
Cette expérience-là du monde, ainsi décrite, force la main de l’artiste à faire justement ce genre de traits, fiévreux, afin que nous nous confrontions aussi, en conséquence, suivant leurs traces, avec une vérité démoniaque dévoilée. Mais la fin ne réside pas là non plus car dans l’art, quoi qu’il véhicule ou nous indique, et quelques soient ses moyens d’expression, il doit y avoir un éclair d’accalmie, une étincelle d’espoir, l’espoir comme principe. Je découvre ce principe-là dans deux signes symboliques forts et, en particulier, dans un geste humain immanent et tout aussi symbolique. C’est la tête qui domine dans tous les dessins de Lalic, une tête qui, quelle qu’elle soit, reste reconnaissable et entière, à l’œil agrandi, ce qui mène à la conclusion que notre pensée périssable et l’ordre moral qui est en nous, bien que meurtris pas des coups durs de l’époque moderne, ne sont pas perdus pour autant. Il y a ensuite le clou, bien pointu, qui s’enfonce tantôt dans la chair tantôt dans le vide, comme pour nous rappeler que le martyre n’est pas terminé, mais qu’il est l’état permanent de tout homme, à toutes les époques, sauf que dans la nôtre, il a une dimension supplémentaire : la dysharmonie millénaire du temps historique s’est déversée en nous en provoquant, par le biais des vases communicants capillaires, le déséquilibre de notre être. Mais, malgré cela, nous n’avons pas oublié d’explorer, de chercher notre salut et enfin, ou plutôt avant tout, nous n’avons pas oublié de jouer de façon créative.
Bien évidemment, le jeu de Lalic qui ne se gêne pas de déformer sans merci, de démasquer toute sorte de paraître et qui fixe nos états d’âmes, notre détresse, les moments où nous sommes complètement désemparés, ainsi que l’anatomie qui y correspond, ce jeu demeure bien sombre, des plus noirs, mais cela reste – ô miracle ! – tout de même un jeu. Et tout jeu permet de se racheter.